« Nous » a perdu. Perdu quoi ? Qui est « nous » ? L’opposition ? L’alternative ? Rien à foutre. La seule chose à connaitre, fondatrice, est notre défaite. Une défaite quotidienne qui vient nous sauter à la gueule à chaque gifle reçue. Gifle sécuritaire, raciste, sexiste, religieuse, délatrice. Gifle de chaque petit abandon de ce qui a fait de « nous » une grande idée, une mère des révolutions, une nation fière d’être différente, indépendante et intelligente.
« Nous » a perdu le fil conducteur de nos victoires, de notre émancipation, de nos combats. Tant de combats, tant de luttes, tant de marches, tant de convergences. Tant d’échecs. « Nous » vit dans l’échec, dans l’acceptation que l’on ne peut rien y faire. « Nous » vit au rythme des appels à la grève pour se donner l’illusion que « nous » n’a pas encore abandonné, alors « nous » se retrouve dans la rue, entre « nous », que « nous » soit 2000 ou 3 millions ne change rien. « Nous » marche, « nous » ne chante même plus. « Nous » écoute les sonos des centrales syndicales hurler des slogans enregistrés et marche dans le silence les pieds pris dans les rubans que des cheminots retraités lance à l’arrière d’un camion au rythme d’ « allumer le feu ». « Nous » marche les mains dans les poches remplies de papier. Tant de tracts, tant de groupes et de colères mais quelle idée ? Quelle idée fait de « nous » une résistance si ce n’est l’habitude de descendre dans la rue pour crier son mécontentement ? « Nous » est-il rouge, noir, rose, vert ? « Nous » doit-il être ? Une chose est sûre il n’y a plus personne pour coller les affiches. Les colleurs d’affiches sont maintenant des prestataires de service. Reste les convaincus, colleurs d’affiches résignés mais courageux, préférant la fidélité du parti que la traitrise lâche des silencieux.
L’habitude. « Nous » est victime de l’habitude du combat. « Nous » vit dans un pays habitué aux mouvements sociaux. Pour « eux », ceux en face de « nous », cette habitude est un blindage, une arme. Marchez, criez, luttez, pétitionnez, indignez-vous, « eux » attendrons. Dans une semaine, deux semaines, un mois il faudra que « nous »retourne au travail et « eux » serons toujours là. La cinquième république a de confortable cette attente régalienne, perché dans un palais, armé du savoir ce qui est bon pour « nous ». « Nous » bloquera bientôt une gare, un aéroport ou un péage, les enfants sans école seront dans la rue à se faire bastonner par les flics et l’opinion lâchera « nous ». La lutte deviendra prise d’otage, les grévistes deviendront privilégiés, les jeunes des casseurs et les flics, les victimes de ces casseurs. Alors « nous » retourne au travail, ferme sa gueule et attends septembre que la CGT ouvre la période des grèves. Tant pis pour lui si « nous » veut crier, lutter, se battre. « Nous » n’est pas au XXème siècle, « nous » n’est pas en Amérique latine ou en Afrique, ces continents un peu fous où il est encore possible de vivre de possibles. « Nous » est en France, au XXIème siècle et doit faire avec son Histoire, une Histoire faite de modèle, de précèdent, de jurisprudence.
Pendant ce temps le parti socialiste sera au pouvoir ou dans l’opposition. Pour « nous » il est préférable que le PS soit dans l’opposition, ça lui donne de quoi espérer une alternance, l’espoir de souffrir un peu moins. Quand le PS est au pouvoir « nous » n’a souvent pas le droit de descendre dans la rue, parce que la CGT est souvent d’accord avec le PS. Viendra l’heure des isoloirs. La grande fête républicaine où pendant quelques secondes « nous » a le droit de choisir parmi « eux », « eux » de gauche ou « eux » de droite. Peu importe finalement, ils se débrouilleront entre « eux ». Nous vivons une farce, un vaudeville macabre qui voit des guignols promettre un avenir aux plus malheureux des « nous » qui crèvent dans la rue. Une connivence affichée sur les plateaux de télévision, tapes dans le dos, sourires entendus et questions/réponses d’habitués. Au service du capital et des banquiers. Accusez-moi de facilité, de rouge rétrograde, mais la vérité est aussi simple que nos fureurs adolescentes, « eux » sont au service du capital et des banquiers.
Pourquoi ne plus se fier à nos instincts, à nos indignations adolescentes? Notre pays est raciste, réactionnaire et au service des banques… Le reste? De quoi alimenter les débats et vendre du papier. Pourquoi ne jamais parler des prisons? Ce sujet tabou, abandonné par les médias dominants et alternatifs. Pourquoi ne pas dire et rappeler que la très grande majorité des prisonniers est composée de noirs et d’arabes? De peur de tomber dans l’argumentaire fasciste, dans cette lutte des races obscène produit de remplacement à la lutte de classes? Où de peur d’avoir ici la preuve la plus évidente que notre pays est une fabrique à l’échec, contrôlée par des élus bourgeois et racistes?
Bourgeois. Dire que « eux » représente la bourgeoisie est mal vu. Aujourd’hui parler de la bourgeoisie et du prolétariat c’est ringard. On parle maintenant de classe supérieure et de classe moyenne, populaire ou mieux des « précaires ». On vit dans un « quartier difficile » quand les « eux » de droite parlent ou dans un « quartier populaire » quand les « eux » de gauche s’intéressent rapidement au sujet. Et écoutons les parler des « français issus de l’immigration », c’est « français d’origine africaine », utilisé pour des jeunes de deuxième, troisième et maintenant quatrième génération. Quelles sont belles leurs écoles à produire de l’intelligence qui a imaginé ce concept de sous-français, « français issu de l’immigration ».
Plongés dans l’anticipation. La novlangue. Une langue nouvelle, pour leur meilleur des mondes. Une volonté de créer des murs, des communautés. Le modèle communautaire demande à ce que l’on ne se parle plus. Ne plus pouvoir dire le mot « juif », « arabe », « noir », « blanc » implique que l’on ne peut plus s’appeler, restons chacun de notre côté entre « Israélite », « français d’origine maghrébine », « homme de couleur » et … « français ». Restons cloisonnés dans la peur de s’appeler, dans la peur d’être ce que l’on est et laissons « eux » s’occuper de notre futur, de nos perspectives. Laissons les réseaux sociaux faire de nous les amis que nous ne serons jamais et choisir à notre place notre amour, à nous de cocher le métier, les loisirs et la race correspondant à l’image que l’on se fait de notre vie à venir. Facebook, twitter, armes de la révolution arabe. Pour l’occidental il est évident que ces hommes et ces femmes ont eu besoin du web 2.0 pour s’apercevoir que la misère dévorait leur monde et leur futur, il fallait que l’occident offre une fenêtre sur nos démocraties si brillantes pour permettre à ces bons sauvages de s’émanciper. La vérité est trop cruelle pour nos sociétés mourantes, l’Afrique est jeune, l’Afrique est courageuse, l’Afrique a gagné, l’Afrique s’est offert un futur.
La novlangue. En 2011, le président des « eux » a décidé de lancer, après la réussite de son débat sur l’identité nationale, une grande discussion sur « l’Islam ». Bien sûr il est vraiment de mauvais goût de comparer Nicolas Sarkozy et Adolphe Hitler. C’est mal vu, bête, c’est ne pas connaitre notre Histoire que de penser que le président Sarkozy peut être mis sur le même plan que le pire boucher de notre histoire moderne, un monstre absolu, le nazisme. C’est ne pas respecter les règles entendus entre « eux », c’est être un marginal imbécile. Mais les allemands, et même Hitler, avaient une excuse. Une excuse fantastique. Ils étaient les pionniers. Pionniers de l’utilisation de la haine raciale. Le résultat est connu, 60 millions de morts. Prenons ce débat et son intitulé, « l’Islam » et remplaçons-le par « Les juifs ». Quelle excuse vont-ils trouver ? Quel lapin sorti de quel chapeau pour expliquer que l’objectif de cette provocation n’est pas de communautariser un peu plus un pays qui ne se regarde plus dans les yeux. Quel lapin sorti de quel chapeau va venir expliquer au 20 heures que notre pays ne souffre pas d’un chômage massif, d’un abandon de l’éducation, d’une destruction méthodique des services publiques mais que ce pays souffre du fait d’être cosmopolite et laïque ? Quel lapin sorti de quel chapeau vont-il choisir pour venir nous cracher au visage le mépris d’une classe dirigeante qui calcule sa réélection en craquant l’allumette dans un pays rempli de gaz ?
« Les jeunes des banlieues sont dépolitisés ». Dire un « jeune de banlieue » est déjà une horreur, c’est utiliser la novlangue, une jeune disparait sous cette étiquette « de banlieue » comme en d’autres temps sous l’étoile jaune et le triangle rouge. Le feu. Répondre par le feu. Ce n’est pas marxiste, clairement. C’est une réponse primaire, une réponse première, une réponse radicale, viscérale. Ne pas accepter et donc sortir dans la rue et penser venger son frère abattu par la police c’est être politique, bien plus politique que de marcher en silence derrière la sono de la CGT. En 2005 ces hommes ont refusé et ont dit « nous ». Un « nous » sans carte blanche, sans abandonner une histoire née dans les bidonvilles de Nanterre et sur les décombres d’une histoire coloniale « globalement positive ». A coups de trique, d’assassinat et de tortures. Voilà comment Le bilan « globalement positif » s’est construit, voilà le message envoyé aux bidonvilles de Nanterre, nous sommes aveugles, sourds et amnésiques. Nous n’aimons pas les défaites et vous allez payer. « Nous » paye. Alors oui la jeunesse veut faire partie du « nous » mais pas dans les conditions actuelles, pas sans avoir au préalable réglé l’ardoise.
« Nous » a perdu, sur tous les fronts. Pris d’assaut par « eux » et leur volonté de faire taire, mettre au pas, stabiliser et tranquilliser par la peur et la haine.
Inventer, créer, résister. Au niveau premier, parler. Discuter, débattre, se mettre sur la gueule, ne pas laisser les groupes de presse décider de nos échanges. « Nous » est l’opinion, « nous » est les souffrances et le ressort premier de ce qui peut et va exploser. « Nous » sait le monde et ce qui doit changer. « Nous » leur fait peur. Le groupe, interdit de réunion, interdit de rester devant les grilles d’une préfecture pour défendre un sans-papier. Interdit de rester toute la nuit au café à refaire le monde. Pourquoi ? Parce que « nous » est la condition première à la victoire. « Nous » est étincelle. Il manque une étincelle, un espoir, le feu.